I know that it's all a state of mind - 2010
Puissant, étonnant, remarquable, les qualificatifs élogieux à l’égard du travail d’Eva et Franco Mattes ne manquent pas. Nous ne pouvions supposer que le renouveau des beaux-arts passerait par le virtuel et encore moins qu’il viendrait de Second Life, tant craint et tant décrié.
Eva et Franco Mattes réalisent des performances par le biais de leur avatar sur Second Life. Ils ne trafiquent pas le code comme le fait leur consœur Gazira Babeli mais explorent au maximum les possibilités de l’outil qui leur est donné. Leur série Synthetic performances a tout d’abord consisté en une reprise de performances d’autres artistes dont Marina Abramovic avant de se lancer dans leurs propres performances (I know that it's all a state of mind, I can't find myself either ou encore le très puissant Freedom).
La performance a duré quatre heures. Sa restitution filmée commence par la mise en place du dispositif. Les deux avatars, nus, sont dans une pièce aux murs blancs devant des spectateurs habillés (première dissymétrie). Les deux avatars-artistes se laissent continuellement tomber sur le sol et explorent différentes positions pour la chute de leur corps « figuré ». Une deuxième dissymétrie apparaît entre la posture figée du spectateur et les mouvements rapides et violents (contre eux-mêmes) des artistes. Un son très approprié accompagne la retranscription de la performance. Il s’agit d’un son synthétique (sec) et rapide, d’une même série de notes répétées à l’infini. Eva et Franco Mattes maitrisent le cadrage et ont multiplié les points de vue sur leur performance : vue aérienne, cadrage serré, points de vue toujours allocentrés, jamais égocentrés ou subjectifs dans le vocabulaire Second Life.
Peu à peu la salle se remplit, les spectateurs assis ou debout commencent à converser et interroger les artistes, quelques-uns se déshabillent et participent même à la performance, chose inconcevable dans la vie réelle. Les deux asymétries signalées au début du récit de la performance (nudité et mouvement) ont disparu. La démocratisation de l’art passera certainement par la reconsidération de l’art populaire. En effet, la performance de Marina Abramovic et Ulay, Imponderabilia, se tenait à l’entrée d’une galerie, lieu culturel attirant essentiellement la classe bourgeoise. Il n’est donc pas étonnant que la nudité des artistes n’ait pas fait d’émules puisque les musées et galeries nous invitent à respecter un certain code, un « savoir-être ». Second Life, tout au contraire, nous invite à nous libérer de ce corps qui nous condamne à une apparence ne collant pas toujours avec la façon dont nous nous percevons. Sur la toile « je est un autre », enfin !
Outre l’interférence entre spectateurs et entre les spectateurs et les artistes (Ruby), cette performance interroge de bout en bout les théories du corps. Les théories de Merleau-Ponty sur le corps propre et celles de Shusterman sur le soma fonctionnent-elles encore sur Second Life ? Bien sûr, les corps des avatars sont éthérés, ectoplasmiques, il s’agit de simulacres et leurs gestes et attitudes ne sont que simulation. Et pourtant, impossible de ne pas penser que cette performance nous renvoie à notre humanité. Les corps dans Second Life ne tombent que lorsque le sol s’effondre sous leurs pieds (voir pour cela la performance de Gazira Babeli, This land is your land). En se jetant sur le sol ces avatars semblent vouloir éprouver un « risque » qu’ils ne connaissent pas : choir et se faire mal. La vraie question est de savoir ce qu’il advient aux véritables Eva et Franco qui se cachent derrière leur avatar et doivent répéter quatre heures durant les mêmes gestes avec leurs doigts tout en se concentrant suffisamment pour varier les attitudes de la chute. Car, malgré la répétition, la performance n’est pas identique à elle-même pendant tout ce temps. Des « tocs » propres au monde de Second Life s’expriment comme par exemple la tête qui pivote très rapidement sur elle-même, les corps des conjoints qui s’emboitent, exprimant ainsi la fusion des deux personnalités en une. Grâce à des effets élaborés, les deux avatars peuvent tirer la langue, baver, fermer un œil, devenir transparents en traversant l’écran. Ils sont expressifs et, par la « media equation » étudiée par Reeves (2000), nous incitent à l’empathie.
Dans la Phenomenologie de la perception, Merleau-Ponty distingue le corps objectif, sorte de carcasse animée, du corps propre qui est à la fois extériorité et intériorité. Second Life, pour les non-initiés, peut sembler se réduire à la réappropriation du corps objectif en nous permettant de changer de peau, changement auquel les deux artistes se sont refusés. A travers cette performance, nous découvrons que Second Life n’est pas un monde limité aux apparences mais aussi un monde peuplé d’esprits, esprits qui s’incarnent dans un corps qu’ils ont choisi. Nous sommes donc peut-être en présence, après plus de deux mille ans de philosophie désincarnée, d’un monde où corps et esprit sont enfin réconciliés.